Revenir. Deux fois. Au même endroit. Mais avec deux motivations différentes.
Deux besoins à combler. Deux quêtes à l’opposé l’une de l’autre.
Autant d’efforts que deux hommes en auraient dépensés en deux vies.
Après tout, c’est peut-être ce que je vis ? Deux vies.
***
La première fois, c’était il y a deux fois dix ans. J’étais diplômé en télévision. En technologie, en média. J’avais appris le fonctionnement des caméras, mais je voulais surtout être devant.
Personne n’avait de stage pour moi. J’ai pris le téléphone. J’ai appelé; une station, deux stations, trois stations.
J’ai appelé celle de Rouyn-Noranda.
On m’a dit oui. C’était ma carte chanceuse.
Je n’avais jamais été là et si je savais où c’était, c’est parce que j’avais fait une blague sur l’Abitibi à un gars de ma classe de métho qui ne l’avait vraiment pas trouvé drôle. Il m’avait sérieusement remis à ma place. Et ça, c’était pas arrivé souvent.
Il est devenu mon meilleur ami.
J’ai embarqué avec lui et son coloc, un grand gars de six pieds, originaire de l’Abitibi, venu étudier au Saguenay. Il était bâti comme une épinette à qui toutes les filles du Saguenay se collaient comme si la résine sortait de son corps.
À trois dans le même char et avec des dépenses d’essence à se splitter, pas de place pour la magie: on traverserait par la route de Chibougamau.
Plus on roulait et plus je me demandais s’il y avait vraiment des caméras, avec des fils électriques et tout le reste, qui pouvaient avoir été transportées jusque-là.
J’ai atterri dans un quatre et demi de Noranda. Chez une vieille malcommode qui avait une chambre trop chère à louer. Un vieux bloc gris, carré, avec un revêtement en petites roches comme il y en a plein le quartier. Le jour, elle fumait des cigarettes. Le soir, elle fumait des cigarettes et buvait de la bière avec sa visite.
Elle me faisait penser aux cheminées de la fonderie. Un témoin du passé, important pour le présent, capable du meilleur comme du pire et reconnaissable au loin par le nuage de fumée qui l’entoure.
Je restais enfermé dans ma chambre éclairée au néon avec ma vieille radiocassette que j’avais trimballée dans ma valise et qui avait pris le tiers de l’espace réservé à mes vêtements. De toute façon, au nombre de chemises que j’avais, elles avaient toutes trouvé leur place. Et encore, il en était resté.
Une fin de semaine, la vieille malcommode m’a annoncé qu’elle partait. Je sais plus où. Anyway, c’était pas de mes affaires. Tant qu’elle oubliait pas ses cigarettes. Avant de partir, elle a bien pris soin de fermer l’eau chaude. Je lui coûterais pas cher en lavage cette fin de semaine là, déjà que j’avais pris l’habitude de lui emprunter son savon.
Vieille malcommode déplaisante.
J’ai fait bouillir des chaudrons d’eau sur son poêle pour au moins être capable de prendre un bain chaud. Je lui coûterais peut-être pas cher en eau chaude, mais j’allais me reprendre sur le courant.
J’avais 20 ans. Deux fois dix ans.
J’ai fait mon stage et j’ai hérité d’un job d’été. J’allais travailler à pied, le coeur léger, la tête pleine de questions pour mon prochain reportage. J’exultais de bonheur et je transpirais d’ambition.
J’avais envie de journalisme, de grands reportages. De défendre la veuve et l’orphelin, d’être cette voix à laquelle on ferait appel en cas de problème. D’être celui qui décrocherait le téléphone, qui appellerait qui il veut, quand il veut. Au nom de l’information et du droit public.
J’avais envie de grand, de beaucoup.
Plus tard, ma blonde et moi, on a habité en appartement. Sur la Perreault.
Un beau trois et demi, pas trop cher, au centre de tout. Au centre de l’univers.
On est partis.
***
– Vous allez vous ramasser où ?
-On s’éloigne encore un peu. T’sé Montréal, les Montréalais… Même pas capable de te dire merci quand tu ramasses ton café chez Tim Horton. On déménage à Saint-Jean-sur-Richelieu.
On venait de passer par Chambly. Deux fois plutôt qu’une; on avait eu deux maisons, toujours un peu plus loin de Montréal.
Juste avant, on avait été à Longueuil. Dans une cage à poules où le bruit d’un hochet qui tombe sur le plancher assomme les voisins sur deux étages.
C’était ça, Montréal. La ville de tous les compromis. Tu veux une grande carrière, faut que tu restes dans la grande ville. Tu veux jaser avec le grand monde, faut que tu sois grand comme tu n’as jamais été grand.
Sinon, on te regardera de haut.
Ça a duré longtemps.
***
Au retour des vacances des Fêtes, les tuyaux avaient gelé. Plus d’eau chaude.
Non mais comment ça peut arriver ? Dans un condo, le millième d’une tour sans fin, construit il y a tout juste un an, à Ste-Foy où il y a plus de condos que d’arbres le long des rues.
C’est ce jour-là, où je maudissais la tuyauterie, les faiseux de condos et le prix exorbitant qu’on me demandait pour louer ce studio à peine plus grand qu’une chambre d’hôtel cheap, que le propriétaire a choisi pour me laisser une lettre.
Il voulait savoir, pile six mois avant que mon bail prenne fin, si je voulais déjà renouveler pour une autre belle année. 18 autres mois à apprécier l’endroit.
Le samedi matin, j’allais remettre ma lettre au bureau des locations.
-Vous avez oublié d’indiquer pourquoi vous ne renouvelez pas ?
Gentil garçon, c’était pas de sa faute. Il avait dix-huit ans et faisait visiter des condos la fin de semaine pour en louer le plus possible. N’empêche, je l’aurais mangé tout rond pour lui faire regretter sa question.
-Regarde… C’est juste pas de vos affaires. La question était: vous renouvelez, oui ou non. J’ai coché non.
Sans le savoir, j’avais pris la décision.
Je dis je, mais je devrais dire nous. Ma blonde a toujours préféré les petits endroits, plus chaleureux, où les gens sont vrais. Où les gens se cachent pas. Où ils sont ce qu’ils sont. Authentiques qu’on dit.
***
-Whaaaat ?
-En Abitibi ? Sérieux ?
Ben oui. Sérieux. Je me sens comme le gars qui m’a remis à ma place dans la classe de métho. Je la trouve pas drôle. Les jokes de mouches, d’hiver, pis j’en passe, on les a déjà entendues.
On est rendus ailleurs. On va plus en Abitibi pour fuir quelque chose. On va en Abitibi pour trouver quelque chose. Pis oui, ça peut être autre chose que de l’or.
Je vais avoir quarante ans. Deux fois vingt ans. J’ai – nous – avons décidé de revenir.
De commencer ici notre deuxième vie. Là où la première a débuté. Un second départ. Une deuxième chance de reprendre là où on a laissé.
Cette fois, on a le coeur en paix. La vie nous a gâtés en défis, elle s’est chargée d’apaiser le bouillon des ambitions à grands coups d’aventures plus grandes les unes que les autres.
On s’est loué un appartement. Pas de condos. Plus de condos.
À cinq minutes d’où tout a commencé. Aucune restriction sur l’eau chaude.
C’est peut-être ça vivre deux vies. Mettre une parenthèse dans la première.