La nature morte de Montréal

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Au bord de l’eau, mon âme est claire.
Je vois à travers.

Depuis toujours, le lac dans lequel je suis née me révèle mes secrets.
Je m’assois près de lui et sa mouvance réveille ma mémoire originelle. Un mystérieux écho surgit des flots. Une voix primitive se manifeste des profondeurs. Le lac me rappelle mes exploits et mes erreurs. C’est une puissance millénaire qui m’invite à plonger dans mes vies futures et antérieures.

Mon lac connaît ma chanson, mes pièges, mon prochain prénom. Il répond à mes énigmes, me donne l’heure exacte de toutes mes métamorphoses. Il me répète souvent que je suis liée aux beautés du monde, à la splendeur du Nord et à celle des aurores, que j’appartiens à la magnificence de ma région.

Enfant de village, de chalets et de feux de camp, je suis parfois obligée d’entreprendre de longs voyages. Je quitte les miens et prends le large pour embrasser mon destin. Je fais de nombreux détours à la recherche de la femme que je veux être.

Je suis tiraillée entre le lac de mon enfance et le centre-ville de mes ambitions.

La grande ville me donne ce dont j’ai besoin pour réaliser mon idéal, mais ici, mon lien avec la nature est rompu. Je n’entends plus ma voix. Ma parole se perd dans le bruit, l’agitation et la cacophonie. J’ai du mal à discuter avec moi-même, à écouter mes intuitions, à formuler mes prières. En ville, tout m’interrompt. La nuit y est si claire que je n’arrive plus à décrypter le ciel. Les étoiles sont pâles, illisibles. Le bitume est silencieux. Les arbres ne m’envoient jamais la main. Le ciment et la brique ne me révèlent rien. Je ne comprends pas le langage des pierres. Dénaturée, loin de mes repères, je suis comme une fillette qui n’entend plus la voix de sa mère.

Mais l’exil m’a sauvée.

Je pleurais dans la cendre lorsque j’ai vu les contours d’un nouveau dessein. Je me suis relevée. J’ai dépoussiéré ma jupe. J’ai fait mes cartons, pris mes pinceaux et repeint la toile de ma vie en utilisant des formes et des couleurs qui n’existent pas ailleurs.

Lorsque j’arriverai au bout de l’inconnu, que j’aurai terminé mon tableau, je retournerai vivre là où je suis née. Je retrouverai mon chemin grâce aux petits cailloux blancs que j’aurai extraits de ma solitude urbaine et laissés à mon intention sur le sentier qui mène au bord de l’eau. Ce sera l’heure de ma renaissance. Le lac reprendra la parole et je l’entendrai à nouveau me raconter le début des temps, les rouages de l’ombre et tout ce qu’on gagne à être patient. J’habiterai l’espace qui est réellement mien en levant mon verre et mon chapeau au renouveau.

Ce jour-là, de retour aux sources, je serai enfin autre.

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Sophie Benoit

Sophie Benoit

Enfant de village et femme de lettres, Sophie Benoit habite Montréal depuis plusieurs années. Elle est titulaire d'une maîtrise en études littéraires et poursuit présentement des études à la Faculté des sciences de l'éducation de l'Université de Montréal.
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Permis de chasse pour elle

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