- Un texte de Gabrielle Izaguirré-Falardeau -
Je t’ai demandé d’où tu venais, comme on demande l’heure ou la température. J’attendais une réponse d’une déconcertante banalité. Grossière erreur. Tu t’es d’abord figée, puis tu m’as regardée, incrédule. J’ai vu la confusion parcourir ton visage et tes pupilles se déformer en deux points d’interrogation. Tes yeux verts se sont assombris, prenant lentement la couleur de la forêt autour, d’où les arbres tendaient leurs branches pour mieux saisir ta réponse.
Tu as fini par ouvrir la bouche sans qu’aucun son n’en sorte. J’ai soudainement craint d’avoir causé chez toi un traumatisme d’envergure, aussi ai-je aussitôt prononcé une phrase bidon à la syntaxe défaillante, comme une tentative de rattrapage, un essai de changement de sujet. Tu t’es empressée de freiner mon affolement. La réponse viendrait, mais elle serait longue et elle aurait un prix, celui de ma patience.
Tu viens de partout et de nulle part à la fois. Tu préfères taire ton enfance vagabonde. Tu n’aimes pas te remémorer cette errance perpétuelle entre Montréal et Québec. Tu gardes de mauvais souvenirs du silence bruyant de la ville et de ses paysages gris dans lesquels tu tentais vainement de t’accommoder aux amitiés éphémères, aux boîtes qui n’avaient même pas le temps de se vider entre deux déplacements. Encore aujourd’hui, tu te rappelles la douleur qui t’assaillait chaque fois qu’on retirait du sol les racines que tu avais à peine commencé à y enfoncer. Tu as fini par les couper. Pas de racines, pas de mal. On s’adapte comme on peut.
Tu ne connaissais de Rouyn-Noranda rien de plus que son nom. Un nom long et bizarre qui sonne bien seulement dans les tounes de Desjardins. Rouyn était pour toi une énigme, une énigme lointaine, nordique, mais une énigme que tu saurais résoudre. En traversant le parc pour la première fois, tu as senti le temps se suspendre au dessus de toi. Les arbres, trop nombreux, se fondaient les uns dans les autres pour ne former qu’une longue étendue de verdure dans laquelle tu avançais sans répit.
En franchissant le royaume de concessionnaires marquant la frontière de la ville, puis la suite de magasins louches et d’habitations hétéroclites enlignés les uns après les autres sur l’avenue Larivière, tu as eu envie d’apprivoiser ce décor désorganisé, mais néanmoins charmant. Les cheminées s’élevaient au loin comme un gage d’éternité et crachaient de nouveaux nuages dans le ciel déjà gris. Tu ne te sentais pas encore chez toi, mais ça viendrait, tu le savais.
Tu as trouvé ton confort dans les contrastes de l’endroit. La ville était petite et ordinaire, oui, mais les forêts immense et majestueuses. La chaleur humaine a vite compensé pour le froid polaire régnant sur la région. Ils t’ont accueillie comme une des leurs. Les madames de la caisse, une fois mise au courant de ta recherche de logement, se sont empressées de rédiger une liste exhaustive de tous les appartements disponibles à leur connaissance; la garderie qui manquait de place pour accueillir ta fille s’est fendue en quatre pour te trouver une gardienne; les passants, les commerçants et les automobilistes t’indiquaient ton chemin en souriant quand tu en venais, malgré la petitesse de l’endroit, à te perdre dans la ville.
Aujourd’hui, tu sais que c’est Montréal qui est à l’autre bout du monde et non le contraire, mais cela t’importe peu. Traverser le parc fait partie de la routine. Tu fais la route en écoutant Desjardins parce qu’à présent, tu comprends les chemins coulants, les grandes cheminées éternelles comme l’enfer, Cléricy… Et ça te rend fière.
Ça te rend fière quand tu parles de bottes de pine sans t’en rendre compte, quand tu regardes ta fille devenue adulte courir les divers festivals, étancher sa soif de culture grandissante. Ça te rend fière de déclarer à ta famille montréalaise que TOI, ça ne te prend que dix minutes te rendre au travail le matin et qu’à Rouyn, les seuls moments où plus de deux rues sont barrées, c’est pendant la vente trottoir et le FME.
Tu ne saurais te passer de la proximité de la forêt et de la douce quiétude qui s’y trouve. Elle s’est incrustée dans ton quotidien, elle fait partie de toi, tu fais partie d’elle. Symbiose.
Tu vis ici depuis plus longtemps que jamais dans ta vie tu n’as vécu quelque part. Je t’ai vue l’autre jour, t’enfarger dans le vide. Ce n’était pas le vide, ce sont tes racines qui repoussent.