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Mauvaises mines et bières d’espoir

Mauvaises mines et bières d’espoir

Bruce Gervais vous présente

- Épisode 6 du Feuilleton : "Ciel ouvert" -

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L'épisode où le temps se rattrape

Dans notre pays de mines et d’arbres à madriers, j’ai souvent vu cette assez singulière proximité entre qui se tue à driller, scier, abattre ou machiner et l’autre, dont le crayon, l’ordinateur ou la gueule font la grosse paye.

J’ai un exemple. En fait c’est Vieux King qui me l’a raconté. Parce que, avec Vieux King, on avait pris l’habitude de passer nos après-midis au bar, avec les gris-pâles, des vieux pas trop bavards qui buvaient leur grosse sans jamais s’énerver.

Vieux King connaissait vraiment beaucoup de gens.

«Bob Sweet… le plus Big Shot des agents d’immeubles icitte en ville. Ben tu voués, y reste su’a Chadbourne. Pas une rue d’riches ça, la Chadbourne, tsé.  Nanon!!  Sweet, c’t’un gars avec une grand yeule, mais un gars ordinaire.  Ordinaire avec une grosse grosse cabane pis des grandes bay windows»

Gorgée très longue…

«Pis Bob, son voisin, c’est Yvon Chatelle»

Long rot sonore.

«L’connas-tu, Ti-Chat?»

«…euh»

«Ti-Chat… c’tout un mineur, ça!  Hell of good driller, le best que j’ai vu, moé.  Ben oui, Ti-Chat… ça vient de St-Janvier, ça! Pis gêné, gêné… ahh!!  Mais travaillant, pis jamas malade, pis ça pogne pas d’accident.

Ah non… Yvon, on dirat que YÉ NÉ AVEC sa Jackleg dins mains. Tu voués l’genre?»

King me regarde fixement. Mais une jackleg, je sais pas ce que c’est. Pas grave. Il enchaîne.

«Bon ben l’été, Yvon fait des travaux pour Bob, à son chalet, au Duparquat. Le balcon… la jet-pump, le 200 forces Mercury en panne.  Pis y jasent. Pis là un jour, Bob présente un d’ses chums à cravate à Yvon. Genre de comptable… sur mesure, mettons. Faque Yvon y’est content. Avec sa femme, y va à Cuba avec l’impôt qu’ya pas payé.»

Il sourit, prend son temps.

«Après, tu m’voués v’nir, Yvon bâtit gratisse un camp de chasse à Bob pis à ses chums du club de golf. Faque Bob, ben reconnaissant, y laisse y aller les deux ou trois derniers jours d’la chasse.»

«C’est all right mon chum», qu’y dit tout l’temps, Bob Sweet, à Yvon. Lui y dit : «Ah ben mon maudit toé». Au fond, sont différents mais pas tant qu’ça. C’est ça que j’veux t’dire. Bob y vend des maisons avec ses grands mots smattes. Yvon lui, fait du bonus à toutes les shifts en se fermant la yeule.»

***

À Val-d’Or, entre Ray et Jason, ça aurait pu être pareil. Mais non. Même si Ray a toujours pensé que ça l’était.

Voisins sur le boulevard Forest et co-équipiers chez les Apollos dans le Juvénile-Majeur, leur lancer-frappé aurait dû marquer le dernier de leurs intérêts communs. Pourtant, presque 40 ans plus tard, alors que King et moi passions de longs moments à boire en laissant passer l’hiver, eux jouaient encore, et toujours pour la même équipe.

Au centre, élégant, franc-tireur, fils du PDG de Brick’Or, plus grande compagnie minière au Canada : Jason Pothier-Murdoch.   Joueur de concession. Sur le banc ou au poste de police, ailier assez gauche, capable d’une bonne droite, fils d’un père parti et d’une mère asséchée : Ray Marcoux. Joueur de service au tir foudroyant.

Si mes calculs sont bons, pendant que je rêvais d’une loutre mangeuse d’enfant, juste avant que je déboule jusqu’à ses culottes à terre, Ray Marcoux se faisait vertement engueuler, depuis le très sélect Calgary Petroleum Club par son ancien co-équipiers des Apollos.

Un gars plutôt généreux de sa grandeur. Je l’entends presque…

«Hey Rayboy!  Wake up Rayboy!  God damn, Ray… shit!  À mesure six fuck’n feet tall de haut!! T’as faite comment pour la manquer han?  À Berry-Démontigny asti!  Fuck’n «Anny Cony» in da middle of a city! Come on, Rayboy. Es où là? Han Marcoux?

Where. Is. She. Asti?

Derrière Ray Marcoux, il y avait bien plus que des motards.

Aussi, à force de longues histoires qu’il me raconta, de celles que j’avais vécues lors de mon retour en Abitibi et que je lui racontai aussi, des réactions qu’il eut quand je lui décrivis cette grande femme-animal et ce drôle de gaillard qui la recherchait, je sus que Vieux King savait des choses.

L’hiver 2007 fut long et froid. En mai, sur le trottoir de la Carter, Vieux Noranda, on tenait nos bières, achetées au El Paso pas très loin, avec un frisson.

La Norcanda dévoilait sa murale commémorative, on était curieux. «Un move de marketing pour faire avaler un aut’trou au monde» m’avait dit King en achetant les deux grosses.

Lui et moi, on regardait, un peu beerbuzzed, le très grand morceau de tissu brun soyeux qui tenait 25 pieds plus haut ainsi que les invités d’honneur. Maryse Gilet, du Comité Norcanda des Commettants, le maire Jean-Claude Charron-Cayouette et la dizaine d’autres bien habillés avec leurs figures de style.

On les regardait. Le maire a dit quelque chose. Jason Murdoch aussi.

Puis l’imposant linge brun brillant est tombé en soupirant mais pas plus fort que les invités et que la foule ainsi que nous qui en étions et qui avons tous vu en même temps ce grand dessin d’une violence sans appel et tout ensanglanté mais plutôt bien fait, non sans beaucoup d’art, d’un homme, en fait de son contour, en costard-cravate criblé de flèches à plumes multicolores et dont chaque point d’entrée dans le costume était cerclé de rouge vif en aérosol, points au dessus desquels étaient tracées en bleu et en calligraphie d’origine, chacune des lettres du nom de cette institution-là. Celle qui financerait le nouveau projet minier. Celle-là, précisément. La plus vieille au pays.

L-O-Y-A-L-E  C-A-N-A-D-A  B-A-N-K

16 lettres, 16 impacts sanglants. 16 plumes multicolores. Les contours d’un costume trois pièces. D’un cadavre-cravate.

Et en très grand format, un bon pied de hauteur : deux autres lettres. Peintes très droites, juste en bas du dessin.

K K

J’ai vu Claude King les regarder. Je l’ai vu fermer les yeux et tourner le dos à la scène ainsi qu’à tous ces gens: le beau monde, qui tout d’un coup ne tournait plus sur son axe.

Tourner le dos. Geste avisé.

Ne pas se laisser voir sourire, ne pas se laisser voir fier et encore au front.

Non.

Juste laisser la piste se brouiller.