Bruce Gervais vous présente
- Épisode 8 du Feuilleton : "Ciel ouvert" -
Une bonne fois, si t’as de l’inquiétude à cause d’un gros bruit, comme une chose qui explose pas loin de chez vous, cours te renseigner. Va demander. Au poste, ils doivent le savoir…
Essaye ça : dit le mot bombe.
Présente-toi : «Bonjour, j’habite ici pis… c’était tu une bombe? Hier soir vers euh… ben y faisait encore clair, pas ben loin de l’arén… ?»
Tu vas avoir droit à des gros yeux qui ont l’air de rien savoir, mais tu n’entendras pas de mots. Juste des yeux, séparés par des sourcils qui se rejoignent au creux d’un grand V. Mais pas de mots.
Cela dit, ne te décourage pas. Réessaye. Parfois, pour savoir il faut pousser sa luck.
« Ben là, voyons! Au centre-ville. J’veux dire, heille là… j’pas fou, on l’a toute entendue! Dites moé-lé, c’t’une bombe qui a pétée? »
Là, ça va être au tour des épaules. Elles vont se soulever. Manqueras les mains, paumes en l’air, pour que tu entendes dire :
«Euhh, pardon? U-ne-quoi?»
Mais non. Juste les épaules. Mais quand même, tu vas continuer. Tu voudras savoir.
«Oui, oui! En face du dépanneur presque. Au bar à poud…»
Là, les épaules, avec leurs manches courtes serrées autour et leur signe de flic cousu dessus, vont retomber. Avec un soupir, d’un coup. Mais encore, pas de mots.
«Êtes-vous sûr que vous allez bien? Souffrez-vous?», semblera quand même dire l’uniforme.
Et là tu seras un peu découragé. Et puis, bang ! Les yeux, encore!
Deux billes noires, vibrantes, énervées, un peu trop en vie, sûrement parce qu’elles sont serrées dans l’étau que font les épaules du flic et les sourcils du flic. Épaules et sourcils. Les épaules qui remontent à cause du torse qui gonfle vu qu’il est en train de se pomper. Les sourcils qui descendent, qui ont l’air d’un faucon qui plonge. Épaules qui montent, sourcils qui descendent. Les yeux, au milieu. Dans l’étau.
Et le flic se renferme. Puis, comme une révélation, enfin, les mots :
«Bon c’t’assez là! Voulez-vous porter plainte? Voulez-vous témoigner? Y’a une bombe où au juste? C’est vous qui en avez posé une?»
«Un : non. Deux : non. Trois : je l’sais pas. Pis quatre : Ben… merci, bye»
Et tu va sacrer ton camp.
Tu vas être fâché. Ou Fâchée. Mais, faudra pas mal le prendre. Au moins, tu vas avoir essayé.
Reste qu’en t’en retournant, tu ne va pas ressentir de grandeur. Même que tu ne va te sentir d’aucune importance. Se pourrait aussi que tu te sentes comme rien. Comme un bout de néant mais pas complètement. À cause du bruit de bombe.
Mais, t’auras avantage à vite retrouver ta raison. Parce que c’est comme ça avec les petites bombes : en autant qu’on le puisse, ne pas en parler arrange plus de gens qu’on le pense.
Tu comprends?
Bon. Sans doute est-il inutile de préciser que de la Delta 88 couleur couvre-lit d’hôtel de Ray Marcoux, personne n’a plus vu le moindre morceau. Inutile aussi, j’imagine, surtout après ce que tu viens de lire, de dire que personne n’a évoqué à voix haute, au centre d’achats, dans le salle d’attente de l’urgence, un bruit d’explosion entendue un soir tard ni d’une âcre odeur de voitures explosée.
D’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, sauf King, sauf Kermesse, sauf Marcoux, il n’y a que moi qui l’ai su. Parce que le patron du Cabaret était dans le Fridge et parce que moi, j’étais tout seul, assis au bar, lorsque tout a foutu l’camp.
Avec une pinte de Guiness, j’achevais de me dégouter de moi, perché sur un tabouret. Avec King, ça avait été un long hiver à brosser. Je venais de me faire virer d’bord par le flic-faucon et je cuvais mon bruit de bombe. Je trempais les lèvres dans le col crémeux beige de ma bière noire en maudissant le cosmos.
Je regrettais mes belles années d’animateur de foule, dans la grand-ville, à me contenter, voix moyenne pour annonces cheaps, de décors de marchés aux puces – Rawdon, Lachenaie, Varenne, Candiac – de dîners dans le char parqué sur la Rive-Sud, de jobs de micros à 15 piasses et de speakers intermittents.
J’avais visé bas, niveau asphalte. Mais sortir du déni, c’est une aventure. Je m’y mettais. Ça commençais bien.
«Pis c’est qui ça, Raymond «crétin comme un œuf» Marcoux, me suis-je demandé à voix haute. Pis quoi itou? Des visions mystiques calvaire? Une indienne qui peinture des PDG morts sur des murs de banques… quessé ça câlisse? Une indienne qui vole itou asti? C’est quoi ma crisse de vie de débile, moé? Hein? Pis l’aut’… l’Vieux King, tout l’temps soul mais jamais fini, tout l’temps vague pis jamais ben clair. C’est qui ça c’te freak-là? St-Asti… quessé j’fais icitte moé??»
Mais j’ai manqué de temps. J’ai jamais pu finir mon auto-questionnaire. Les réponses sont arrivées, en file indienne, une après l’autre, par la grosse porte en bois qui donne sur la 8e rue.
La grande indienne est rentrée en courant mais en restant furtive, en coupant le vent; on dirait vraiment qu’elle volait, j’ai failli m’étouffer avec le beige de ma bière. King lui, est rentré en sacrant, en boitant. Il se tenait la cuisse, la gauche, à deux mains. Avec ses 9 doigts –il disait toujours qu’il en avait perdu un au pool à Thunderbay – ne fournissait pas à contenir le sang qui ruisselait.
J’ai entendu le grondement des Harleys. J’ai compris en retard que c’était le bruit des vieux comptes pas réglés. Les bâtisses de cowboy de la 7e, de la 8e et de la Carter se sont échangé des échos.
RoToTaw, RoToTaw, RoToTaw…
Kermesse la loutre Crie, assise en indienne, fixait l’oiseau en bois sur le poteau pas loin du bar. Le sang m’arrêtait. King laissait aller le sien.
Vite faite, juste en face sur la 8e, j’ai compté 19 motos, 19 visages, cachés par 19 foulards. À l’oreille, c’était clair, il en arrivait d’autres.