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The Price is White

The Price is White

Bruce Gervais vous présente

- Épisode 3 du Feuilleton : "Ciel ouvert" -

3
L'épisode où tout commence à débouler

Comme le rond foncé de ma peur, je ne suis jamais parti, jamais revenu. De l’Abitibi j’ai toujours imaginé que je m’étais poussé, un soir de botte-canne, sans jamais penser une seconde à me retourner ni à revenir, un jour, juste pour le kick.

Après la bouche, le cou et les dents de la grande Crie, et autre chose dont je n’aurais l’idée que plus tard, rien n’a plus voulu s’arrêter. L’inconnu a continué. À Val-d’Or, à dix heures et quart le matin, mon auto, pendant que je déjeunais, s’est changée en incendie et le soir, après la peur, est arrivé le désarroi. Ensuite, et elle est venue vite : la chute.

Des danseuses, des motards, un escalier.

Je connais Val-d’Or. J’y ai, si je veux, une place sur le divan à l’appartement des jumeaux Filteau. Les Filtoff de ma jeunesse. Daren, Jason. Des bêtes sauvages. J’évite souvent. Ils réitèrent.

« T’as ta place icitte Cabron!! »

Je n’ai plus d’auto, plus le moral et donc, plus de limites. Je déboule?

« Ok, Cabron!! On se meet aux tout nues! »

Je déboule.

En fait, rien de plus vrai: pas une, deux, mais toutes les marches. THE chute! J’ai déjà pensé que ce soir-là, j’avais déboulé pour toute une vie. Pour commencer, jusqu’aux pieds d’un certain Ray, et de ses culottes à terre.

Ray Marcoux : retiens ce nom-là.

Parce que Ray Marcoux a relevé ses jeans Loys et s’est mis à rire pendant que la fille à genoux elle, se remettait sur pieds avec l’air de m’en vouloir d’arriver vite.

Parce que Ray Marcoux, avec ses «pognards d’anciens amis pis de traîtres de frères pis d’sœurs que j’leu’ câlisserais ben toutes une volée du calvaire», m’a payé le reste de ma soirée.

Et que c’est encore lui, Ray Marcoux, dans sa Delta 88 avec son gros dreamcatcher pendu sur le miroir, son 12 coupé qui baignait dans l’eau sale du sauve-pantalon côté passager, qui m’a donné un lift jusqu’au McDo, à la sortie nord de Val-d’Or, à 4 heures du matin, sans m’avoir demandé d’où je venais, où j’allais, comme s’il savait. Et que, avec sa moustache de Larry Robinson, son gun noir mat « qui a eu la crosse moulée parsonnelle pour jusse mes doigts » qui dépassait d’un sac Adidas en cuir brun, il a pris son air de rien et m’a demandé:

« T’aras pas vu une grand’Squaw d’six pieds en arrivant à Val-d’Or hier matin par hasard? »

Ray Marcoux, un hang-around des GROS MOTEURS de Montréal, avait sa 303 British bolt action accrochée en arrière du grand siège d’en avant… J’ai eu la gorge assez serrée.

« Eeeuuhh… nannon. Rien vu. Faisait gris hier mais, attends ti-peu que j’y r’pense… chu pas arrivé hier moé, chu arrivé à matin ».

« T’es sûr mon Chummé? T’es sûr que t’é pas arrivé hier? Oublis pas que là, on est d’main déjà ».

« Nah, rien vu d’même. M’en rappellerais. Tu m’droppes-tu icitte boss? » 

Ray Marcoux a freiné. RAIDE. Les pneus ont crissé et on a senti le brûlé. Collées dans le grand rond tissé du dreamcatcher, j’ai vu les photos découpées d’une fille. 

« Parfait ça boss! Cé ben ben correc’ icitte… Yes sir boss!

Raymond Moustache Marcoux, chauffeur officiel de Zamboni aux matchs maisons des Appolos, entre 1973 et 1980, m’a regardé :

«Tute va ben? Tu besoin d’cash? »

« Heille pas d’troub’, drette là, drette ‘citte, thank you ben big boss, toute est très cool! »

En tremblant et, convaincu qu’à tout moment j’allais encore me déborder dessus, j’ai ouvert la porte pesante de la grosse Delta 88, suis sorti, l’ai refermée. Et j’ai attendu qu’il parte.

Que Ray Marcoux s’en aille loin. Pour qu’il ne puisse pas m’entendre penser… que j’avais été sculpté dans le mauvais bois d’origine.

Je me suis dit qu’il fallait que je reste. Dans cette Abitibi trop grande et trop forte pour moi.

J’ai décidé de rester. Au pays des gros profits. « Au paradis d’la passe de cash », avait dit Ray! « Où c’est que même pour les jobs pas prop’ on trouve quelqu’un d’habitué. »

J’aurais juste à travailler comme ouvrier sans métier, et savoir d’avance que le prix à payer pour apprendre allait être élevé.

Mais en fait, pour le prix, j’avais déjà choisi. Bien avant.

Quand je l’ai compris, il faisait jour, il neigeait mouilleux. Mon troisième lift, on dépassait Cadillac, je dormais presque. Juste une image, le dreamcatcher… puis une deuxième, le bazou de Ray Marcoux.

«Les photos, calvaire, c’étaient pas la même… Non, ben non. Dors »

Mais l’image est restée. Après, ça s’est fait vite et c’est resté sans appel: la certitude, avec la peur glaçante qui l’accompagne.

Et je LES ai vues. Dans leurs formes ovales.

LES visages de femmes, de PLUSIEURS femmes. Des visages. De femmes. De femmes indiennes.